Il y a près de 3 700 ans, dans la vallée de la Mésopotamie, un roi fit graver sur une stèle de basalte noir un ensemble de lois destiné à organiser la vie de son royaume. Ce roi, c'était Hammurabi. Sa stèle, haute de plus de deux mètres, dressée comme une borne entre les hommes et les dieux, nous est parvenue presque intacte. Elle est aujourd'hui l'un des témoignages les plus fascinants de l'Antiquité.
Lorsque j'ai entrepris d'écrire Le Code de Hammurabi, je ne voulais pas seulement restituer une époque, mais sonder ce que cette entreprise législative nous dit encore. Car au-delà des formules, des peines, des compensations, au-delà de ce droit mêlé de religion et de coutume, quelque chose murmure. Quelque chose résiste au temps.
Graver la parole dans la pierre : le geste fondateur
Dans une culture encore largement orale, choisir de graver la loi dans la pierre n'est pas anodin. C'est une affirmation radicale : celle que la justice doit être stable, visible, indépendante des humeurs des puissants. La pierre dit : "ceci ne changera pas facilement". Elle oppose sa résistance au flux des paroles éphémères. Elle devient mémoire.
Mais la pierre n'est pas que support : elle est symbole. À l'époque d'Hammurabi, elle est l'intermédiaire entre le ciel et la terre. En l'utilisant, le roi affirme que sa loi est à la fois humaine et divine. En cela, elle interroge déjà notre époque : que voulons-nous graver ? Qu'est-ce qui mérite d'être inscrit dans le marbre de nos constitutions, de nos pactes, de nos consciences ?
Cette permanence du droit gravé nous interpelle à l'heure où nos textes juridiques se multiplient, se superposent, parfois s'entrechoquent. N'avons-nous pas perdu, dans cette prolifération normative, quelque chose de la solennité originelle du geste législatif ? La loi n'est plus gravée dans la pierre mais dissimulée dans un entrelacs de textes que même les spécialistes peinent à démêler.
Une justice née du pouvoir ou au-dessus de lui ?
Le Code de Hammurabi n'est pas seulement un recueil de peines. C'est un projet politique. Il vise à établir une forme d'ordre dans un monde fragmenté, instable, traversé par des conflits de territoire, de caste, de tradition. Ce que Hammurabi propose, c'est un idéal d'unification : qu'il existe une même règle pour tous, du pauvre au puissant, de l'esclave au libre.
Mais qui écrit la loi ? Et au nom de qui ? Ces questions ne cessent de nous habiter. Aujourd'hui encore, dans nos démocraties comme dans les régimes autoritaires, la tension demeure entre le droit comme outil du pouvoir, et le droit comme limite du pouvoir.
Le murmure d'Hammurabi nous rappelle ceci : toute loi qui ne se pense pas elle-même est en danger. Le droit ne doit pas seulement encadrer, il doit s'interroger. Il ne doit pas seulement punir, il doit comprendre.
Cette dialectique entre puissance et justice traverse les siècles. De la Mésopotamie à nos parlements modernes, la même question résonne : comment faire que la loi, née du pouvoir, puisse limiter ce même pouvoir ? Cette question est d'autant plus cruciale à notre époque où le droit se technicise, s'éloigne du citoyen, devient parfois l'apanage de spécialistes coupés des réalités qu'ils prétendent réguler.
La mesure de l'homme : proportionnalité et réparation
Si le célèbre principe "œil pour œil, dent pour dent" évoque pour nous une justice primitive, il représentait pourtant, dans son contexte, une avancée considérable. Ce principe de proportionnalité limitait la vengeance illimitée et posait les bases d'une équivalence entre le préjudice et la sanction.
Le Code d'Hammurabi ne se contentait pas de punir : il organisait aussi la réparation. Pour chaque délit, pour chaque blessure, une compensation était prévue. Cette approche nous rappelle que la justice n'est pas seulement l'art de sanctionner, mais aussi celui de restaurer l'équilibre rompu, de réparer le tissu social déchiré.
Dans nos systèmes juridiques contemporains, où la victime reste souvent l'oubliée du procès pénal, où la réparation cède parfois le pas à une logique punitive déconnectée, la voix d'Hammurabi nous invite à repenser ce que signifie "rendre justice". Est-ce condamner le coupable, ou est-ce aussi – et peut-être surtout – remettre la victime debout ?
Peut-on écrire une loi "éternelle" ?
La force du Code de Hammurabi n'est pas dans sa perfection — de nombreuses clauses nous paraissent aujourd'hui choquantes, inégalitaires, brutales. Sa force réside dans son ambition : celle de rendre la justice lisible, stable, opposable. En cela, il trace une voie qui mène, bien plus tard, aux constitutions modernes.
Mais aucune loi n'est éternelle. Elle est un instantané de nos valeurs. Elle est la forme temporaire de notre quête d'équité. Ce que la pierre nous enseigne, ce n'est pas l'immuabilité, mais le courage de chercher une forme durable de justice. Une forme qui respecte les vivants, protège les vulnérables, et rappelle que toute société repose d'abord sur la parole tenue.
C'est peut-être là le paradoxe le plus fécond du droit : il doit être assez solide pour résister aux aléas du temps, et assez souple pour s'adapter à l'évolution des sociétés. Le Code d'Hammurabi, dans sa rigidité minérale, nous rappelle la nécessité d'un socle stable ; et dans son éloignement historique, la nécessité d'une constante adaptation.
L'héritage vivant : de Babylone à nos codes civils
Il serait tentant de voir le Code d'Hammurabi comme une simple curiosité archéologique, un vestige d'un monde révolu. Ce serait passer à côté de son influence profonde et durable. Des codes romains aux codes napoléoniens, des constitutions aux déclarations des droits, l'ambition législatrice d'Hammurabi a traversé les siècles.
Cette filiation n'est pas seulement formelle. Elle est substantielle. L'organisation méthodique des matières juridiques, la hiérarchisation des normes, la recherche d'exhaustivité : autant de caractéristiques qui, nées dans l'antique Babylone, se retrouvent dans nos systèmes juridiques contemporains.
Plus fondamentalement encore, le Code d'Hammurabi nous a légué l'idée même que la loi peut être un projet civilisationnel. Non pas simplement un outil de contrôle social, mais un moyen d'élever l'humanité au-dessus de l'arbitraire et de la violence brute. Un idéal que nos sociétés poursuivent encore, avec leurs succès et leurs échecs.
Conclusion : les racines et les fruits
En redonnant voix à Hammurabi à travers le roman, j'ai voulu raviver ce moment fondateur. Non pour figer le passé, mais pour entendre, à travers lui, les questions qui nous habitent encore. Car les murmures de l'Histoire, lorsqu'on prend le temps de les écouter, éclairent souvent les silences de notre présent.
Le droit n'est pas né d'un coup, parfait et achevé. Il s'est construit pas à pas, stèle après stèle, code après code. Chaque génération a ajouté sa pierre à l'édifice, corrigeant les imperfections des précédentes, tout en en créant de nouvelles. Cette construction jamais achevée est peut-être notre plus bel héritage collectif.
Si Hammurabi nous murmure encore aujourd'hui, c'est peut-être pour nous rappeler que le droit n'est pas un ensemble de textes froids et désincarnés. Il est le reflet de nos espoirs, de nos craintes, de nos aspirations les plus profondes. Il est notre manière, imparfaite mais obstinée, de dire que la justice n'est pas un luxe mais une nécessité. Qu'elle n'est pas un idéal lointain, mais un combat quotidien.
Et si le basalte noir a résisté aux millénaires, c'est peut-être parce que la quête de justice qu'il symbolise est, elle aussi, indestructible.