Écouter les dieux anciens dans un monde qui s’effondre doucement
Il est des voix que l’on n’entend plus. Non pas parce qu’elles se sont tues, mais parce que notre monde a cessé de savoir écouter.
Les mythes mésopotamiens, ces récits vieux de plus de quatre millénaires, ne nous parlent pas d’un paradis perdu, ni d’une sagesse parfaite à imiter. Ils nous parlent d’un univers naissant dans la douleur, d’un monde qui ne cesse de se construire dans le conflit, l’ambiguïté, la rupture. Un monde où même les dieux se cherchent. Où rien n’est donné, où tout se conquiert.
Ces récits ne sont pas des fables pour enfants ni des curiosités érudites à enfermer dans les vitrines des musées. Ce sont des matrices d’intelligibilité. Ils disent quelque chose de notre condition, de notre vertige d’être là, jetés entre ciel et terre, sans garantie.
Le mythe de la création, tel qu’il apparaît dans l’épopée de Marduk et Tiamat, nous montre un dieu qui ne naît pas tout-puissant, mais qui doit affronter une force plus ancienne, plus vaste que lui : le chaos originel, incarné par la Mère primordiale. Tiamat n’est pas simplement une ennemie, elle est la matrice de toute chose. La tuer, c’est risquer d’étouffer la source même de la vie. Et pourtant, l’ordre ne peut advenir sans cet affrontement. Le monde que Marduk façonne à partir du corps de Tiamat n’est pas un monde purifié du chaos, mais un monde né du chaos, ordonné à partir de lui.
Voilà ce que les anciens savaient, et que nous avons peut-être oublié. Que le chaos n’est pas ce qu’il faut nier, mais ce qu’il faut apprivoiser. Que l’ordre n’est jamais donné, toujours à inventer, toujours fragile.
Nos modernes récits de progrès, nos promesses de contrôle, de rationalité, d’algorithmes capables d’expliquer le monde — tout cela s’effrite, lentement. Le climat se dérègle, les sociétés se fragmentent, les mots eux-mêmes perdent leur puissance. Il y a quelque chose, aujourd’hui, qui ressemble à un retour de Tiamat.
Dans ce contexte, relire ces mythes n’est pas un acte de nostalgie. C’est une expérience de lucidité. Une manière de réapprendre à penser le monde comme un tissu vivant, traversé de tensions, de forces contradictoires. Dans ces récits, les dieux ne sont pas des figures figées dans une perfection abstraite : ils sont en mouvement, en conflit, en devenir. Comme nous.
Les scribes sumériens gravaient ces histoires dans l’argile, non pour immortaliser une vérité, mais pour maintenir un équilibre. Car raconter, pour eux, c’était créer du lien entre les forces qui déchirent l’univers. C’était faire tenir le monde par la parole.
Peut-être est-ce cela que nous devrions retrouver aujourd’hui : non pas une vérité absolue, mais un langage qui relie. Un langage qui ose dire la violence du réel sans chercher à la masquer. Un langage qui accepte que l’origine soit trouble, que les dieux soient faillibles, et que l’homme ne soit ni roi, ni élu, mais héritier d’un désordre ancien.
Écrire Anunnaki, ce n’était pas réécrire l’histoire des dieux. C’était écouter ce qu’ils pourraient encore nous dire, à nous, humains du XXIe siècle, à la croisée d’un effondrement et d’une renaissance possible. Ce qu’ils nous disent, ce n’est pas de croire, mais d’entendre à nouveau. Entendre ce que signifie exister dans un monde né d’un cri. Entendre que l’ordre, la paix, la beauté même, sont toujours à construire – sur les ruines du chaos, pas à l’écart de lui.
Et surtout, entendre ceci : le silence des dieux n’est pas leur absence. C’est notre surdité.